L’Île heureuse (Félicité DE GENLIS)

Comédie en deux actes.

Représentée en 1779.

Éditée dans le Tome I de Théâtre à l’usage des jeunes personnes, 1779.

 

Personnages

 

LA FÉE LUMINEUSE

LA FÉE BIENFAISANTE, Sœur de Lumineuse

LA PRINCESSE ROSALIDE, élève de Lumineuse

LA PRINCESSE CLARINDE, élève de Bienfaisante

ZULMÉE, suivante de Rosalide

 

La scène est dans un palais.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ZULMÉE

 

Quel tapage dans ce palais ! Tout le monde attend avec impatience la fin de cette journée, qui doit décider du sort de l’île heureuse : on s’empresse, on se questionne, et les Fées, et les deux jeunes Princesses paraissent être dans la plus violente agitation. Pour moi, attachée depuis trois jours au service de la Princesse Rosalide, tous mes vœux sont pour elle. Je ne sais cependant si elle l’emportera sur Clarinde... Rosalide a, dit-on, de l’esprit, des talents et un mérite supérieur ; mais elle est fière, capricieuse : on la flatte, on l’encense, on l’admire peut-être ; mais on aime Clarinde, et je crains... J’entends quelqu’un, taisons nous ; c’est ma jeune maîtresse...

 

 

Scène II

 

ROSALIDE, ZULMÉE

 

ROSALIDE.

Enfin je puis me dérober à cette foule importune qui m’excède depuis deux heures... Ah, Zulmée, vous voilà ?...

ZULMÉE.

Eh bien, Madame, l’instant du couronnement est-il fixé ?...

ROSALIDE.

Oui, la Reine de l’île Heureuse sera proclamée ce soir à six heures...

ZULMÉE, baisant le bas de la robe de Rosalide.

Que je sois la première à lui rendre mon hommage...

ROSALIDE.

Quelle folie, Zulmée... Ne savez-vous pas que mon sort est incertain, que Clarinde peut être couronnée ?...

ZULMÉE.

Je sais, Madame, que vos prétentions sont les mêmes ; mais que vos droits sont différents !...

ROSALIDE.

Non, vous vous trompez ; la feue Reine de cette Île, en mourant, nomma pour régentes de ses États les deux Fées qui nous ont élevées, Clarinde et moi, en les priant de se charger de notre éducation ; et elle ajouta que, lorsque nous aurions atteint l’âge fixé par les Lois, on formerait un Conseil des Vieillards et des Sages de cette Île, afin qu’à la pluralité des voix, il pût choisir entre nous deux celle qu’il jugerait la plus digne d’être élue Reine.

ZULMÉE.

Mais, Madame, par votre naissance n’êtes-vous pas plus près du trône ?...

ROSALIDE.

Non ; les droits de Clarinde à cet égard sont encore les mêmes ; nous étions du sang de la feue Reine, mais à un degré si éloigné, que les preuves de part et d’autre en sont également obscures ; la Reine, n’ayant pas d’autres héritiers, ne voulut point prononcer entre nous ; et cependant par les sages dispositions que je viens de vous détailler, elle trouva le moyen d’accorder une juste préférence, puisqu’elle ne laisse ses États qu’à la plus digne de les gouverner.

ZULMÉE.

Ah, Madame, que cette disposition fut heureuse pour vous !

ROSALIDE.

Fort bien, Zulmée ; je vous passe cette flatterie, elle n’est pas mal tournée ; mais revenez-y rarement, les louanges n’ont pas toujours le don de me plaire ; cependant je les aime, je l’avoue, mais j’y suis fort difficile, je vous en avertis.

ZULMÉE.

Quand on ose vous en donner, c’est sans projet ; elles échappent, il faut bien que vous les pardonniez.

ROSALIDE.

Zulmée, vous avez de l’esprit, j’entrevois que nous pourrons nous convenir... Avez-vous vu la Fée aujourd’hui ?...

ZULMÉE.

Non, Madame, elle est si occupée des préparatifs du couronnement... C’est pour vous qu’elle travaille...

ROSALIDE.

Il y aura beaucoup de Fêtes !... J’en suis si lasse, des Fêtes !...

ZULMÉE.

Il est vrai que chaque jour la Fée prend soin de vous en procurer de nouvelles ; elle vous aime avec une passion !... et cela est si naturel !...

ROSALIDE, à part.

Encore !... Cette fadeur éternelle commence à me fatiguer.

Haut.

Zulmée, laissez-moi seule.

Zulmée s’éloigne et reste dans le fond du théâtre.

ROSALIDE.

J’ai renvoyé Zélis, parce que je la trouvais brusque ; je n’ai pu garder Fatime, Zerbine et Zirphé... et déjà Zulmée commence à me déplaire... Est-ce ma faute ou la leur ?... Quoi, voir toujours des visages nouveaux, ne s’attacher personne !... Ah, malgré tous les soins de la Fée, je sens que je ne suis pas heureuse...

Elle s’assied dans un fauteuil, et tombe dans la rêverie.

ZULMÉE se rapproche doucement, et dit.

Madame !... 

ROSALIDE.

Quoi ? que voulez-vous ?...

ZULMÉE.

Je croyais que vous m’aviez appelée.

ROSALIDE.

Non, mais restez... Allez-moi chercher ma harpe... Non, je lirai... Zulmée, avez-vous quelques talents ?...

ZULMÉE.

Je dessinais, je chantais autrefois ; et je dirai naïvement que c’était avec tant de succès, que je me croyais parvenue au dernier degré de perfection...

ROSALIDE.

Eh bien...

ZULMÉE.

Eh bien, Madame, je suis désabusée, depuis que j’ai le bonheur d’être auprès de vous.

ROSALIDE.

Avez-vous vu le dernier tableau que j’ai donné à la Fée ?

ZULMÉE.

Hélas ! oui, Madame, je l’ai vu ; la Fée l’a fait mettre dans la grande galerie ; j’ai passé ce matin deux heures à le considérer, et en rentrant dans ma chambre, j’ai jeté au feu mes esquisses, mes crayons et mes pinceaux.

ROSALIDE.

On a fait d’assez jolis vers sur ce tableau, les connaissez-vous ?...

ZULMÉE.

Oui, Madame ; mais ils ne me plaisent pas : il est vrai que je ne suis jamais con tente des éloges qu’on vous donne, je trouve toujours qu’il y manque quelque chose... Mais les portes s’ouvrent, c’est sans doute la Fée Lumineuse ; oui, c’est elle-même.

ROSALIDE s’avance vers la Fée.

Zulmée, laissez-nous...

ZULMÉE, à part, en s’en allant.

Fasse le Ciel que Rosalide soit Reine, elle aime la flatterie, j’ai saisi son faible et je suis sûre désormais de la gouverner à mon gré...

Elle sort.

 

 

Scène III

 

LA FÉE LUMINEUSE, ROSALIDE

 

LA FÉE.

Qu’avez-vous, ma chère Rosalide, je vous trouve l’air triste ?

ROSALIDE.

Je vous avoue, Madame, que j’ai un peu d’humeur dans ce moment-ci...

LA FÉÉ.

Et pourquoi ? Auriez-vous de l’inquiétude sur l’élection qui doit se faire ce soir ?...

ROSALIDE.

Oh, non, point du tout, ce n’est pas cela ; et ce qui m’occupait quand vous êtes entrée ne mérite pas...

LA FÉE.

N’importe, je veux savoir...

ROSALIDE.

Eh bien, Madame, c’est cette jeune personne que vous venez de placer auprès de moi.

LA FÉE.

Elle ne vous convient pas ?

ROSALIDE.

Je n’ai pas bonne opinion de son caractère ; si vous saviez avec quelle fadeur, avec quelle bassesse elle me louait...

LA FÉE.

Oh, ce n’est que cela ; mais mon enfant, votre modestie vous fait prendre pour des flatteries la simple vérité, je vous assure ; je vous le dis naturellement, je suis fière de mon ouvrage ; et il est certain que, grâce à la Nature, et surtout à l’éducation que je vous ai donnée, vous êtes une personne réellement accomplie.

ROSALIDE.

Accomplie ! Eh bien, Madame, de bonne foi, je ne crois pas cela.

LA FÉE.

Je le sais bien, et voilà ce qui prouve la perfection de mon ouvrage ; car si vous vous rendiez justice, il vous manquerait une vertu.

ROSALIDE.

Cependant j’ai beaucoup d’orgueil.

LA FÉE, en riant.

Oui, mon enfant ; soyez toujours bien persuadée de cela.

ROSALIDE, vivement.

Oui, Madame, j’en ai beaucoup : et puis que vous me forcez de le dire, je ne trouve personne qui me soit préférable ; par exemple, est-ce là être modeste ?... Vous riez, vous croyez que j’exagère ; non, je dis ce que je pense... et cependant, malgré cette extrême vanité, je suis presque toujours mécontente de moi-même ; comment accorder cela ?

LA FÉE.

Elle est charmante ! Embrassez-moi, ma chère Rosalide. Ah ! si vous n’êtes pas satisfaite de vous, qui donc pourra jamais l’être de soi-même ?

ROSALIDE.

Je ne me plains point de la Nature, elle m’a donné un cœur sensible et reconnaissant. Je dois me louer de la Fortune, qui m’a procuré une bienfaitrice telle que-vous ; mais, Madame, quoique vous en disiez, j’ai des défauts qui vous échappent parce que vous m’aimez, et dont je m’aperçois, malgré moi, parce que j’en souffre...

LA FÉE.

Elle en revient toujours à ses défauts. Je voudrais bien que ma Sœur entendît cette conversation, elle qui vous croit si vaine, et qui me cite sans cesse la sur prenante humilité de sa Clarinde. Enfin, ce jour, chère Rosalide, ce jour, le plus beau de ma vie, va fixer votre destinée au gré de mes souhaits ; je vous verrai ce soir Reine de l’Île heureuse ; ma joie ne sera troublée que par la peine qu’éprouvera ma Sœur ; car elle a la folie de concevoir les plus grandes espérances pour son élève ; comprenez-vous qu’on puisse pousser l’aveuglement à ce point ?

ROSALIDE.

Je ne puis juger du mérite de la Princesse Clarinde ; je la connais si peu, et je l’ai vue si rarement, quoique nous ayons été l’une et l’autre élevées dans ce Palais...

LA FÉE.

Comme ma Sœur avait des idées absolu ment opposées aux miennes sur l’éducation, je n’ai pas voulu, par cette raison, que vous fussiez liée avec Clarinde ; mais aujourd’hui je trouve qu’il est convenable que vous fassiez ensemble une connaissance particulière, puisque celle qui sera Reine doit aimer et protéger l’autre...

ROSALIDE.

Ah ! tout le bien que j’ai entendu dire de Clarinde a disposé depuis longtemps mon cœur à la chérir...

LA FÉE.

Oui, elle est intéressante, en vérité ; elle n’a rien de brillant, mais elle est douce, bonne ; et quoiqu’elle soit née avec un esprit fort médiocre, si j’eusse été chargée de son éducation, je suis sûre que j’en aurais fait une personne charmante. Ma Sœur m’a dit qu’elle vous l’amènerait aujourd’hui. Mais, Rosalide, vous ne m’é coutez pas ; vous rêvez...

ROSALIDE.

Il est vrai, Madame... je pensais à quelque chose que vous m’avez dit tout à l’heure au sujet de la Fée Bienfaisante.

LA FÉE.

Eh bien.

ROSALIDE.

Elle me trouve vaine, dites-vous, cela me revient à l’esprit, je ne sais pourquoi...

LA FÉE.

Bon...

ROSALIDE.

Je voudrais savoir sur quelle raison elle peut fonder une semblable accusation ; je ne me vante jamais...

LA FÉE.

Oh pour cela non, tout au contraire...

ROSALIDE.

Je ne parle jamais de moi, je hais et je fuis les éloges... sur quoi me juge-t-elle donc vaine ?...

LA FÉE.

Oh, parce qu’elle pense sûrement que vous avez tout ce qu’il faut pour l’être...

ROSALIDE.

Mais elle a dit positivement que je l’étais.

LA FÉE.

Sans doute par jalousie ; c’est ainsi qu’elle déprise vos talents, vos agréments ; par exemple, ce dernier tableau que vous avez fait, et qui est un chef-d’œuvre, non seulement elle l’a regardé sans enthousiasme, mais elle l’a loué avec une nonchalance, une froideur...

ROSALIDE.

Je suis sensible, je l’avoue, à ces marques d’aversion... je ne puis supporter l’injustice ; elle me révolte... m’afflige, et me met hors de moi.

LA FÉE.

Eh, calmez-vous, mon enfant : la pauvre petite ! elle en a les larmes aux yeux : que cela est touchant !

ROSALIDE, avec un ris forcé.

Qui, moi, Madame ? Ah, je vous assure que je n’éprouve nul attendrissement... Je suis lâchée de déplaire à la Fée Bienfaisante, j’en ai témoigné ma surprise ; car je n’ai rien fait qui dût m’attirer ce malheur ; mais je vous proteste que d’ailleurs je n’en ressens ni dépit, ni colère...

LA FÉE.

Ah, j’en suis convaincue... Mais que nous veut Zulmée ?...

 

 

Scène IV

 

LA FÉE, ROSALIDE, ZULMÉE

 

ZULMÉE, à la Fée.

Madame, les Ambassadeurs du Roi Zolphir viennent d’arriver, et demandent audience. 

LA FÉE.

Il faut avertir ma Sœur... mais la voici, et Clarinde avec elle...

Zulmée sort.

 

 

Scène V

 

BIENFAISANTE, ROSALIDE, CLARINDE, LUMINEUSE

 

BIENFAISANTE.

Allez, Clarinde, embrasser Rosalide, et demandez-lui son amitié...

ROSALIDE, s’avançant.

Puissiez-vous, chère Clarinde, la désirer aussi sincèrement qu’elle vous est accordée !...

CLARINDE.

Je vous promets les sentiments de la Sœur la plus tendre, et mon cœur les attend de vous.

LUMINEUSE, à Bienfaisante.

Je crois qu’elles seront charmées de s’entretenir sans témoins ; permettez-vous qu’elles aillent ensemble dans mon cabinet ?...

BIENFAISANTE.

J’y consens ; Clarinde, suivez Rosalide...

Les jeunes Princesses se prennent sous le bras, et sortent. Rosalide, en passant devant Bienfaisante, lui fait une révérence mêlée de fierté et de dédain.

 

 

Scène VI

 

LES DEUX FÉES

 

BIENFAISANTE, en regardant sortir Rosalide.

En qualité de Fée, je possède l’art de lire dans les yeux, et d’y deviner à peu près la pensée, et j’ai vu dans ceux de Rosalide un violent dépit contre moi ; quelle en peut donc être la cause ?...

LUMINEUSE.

Laissons cela, ma Sœur ; et parlons d’affaires plus sérieuses. Savez-vous l’arrivée des Ambassadeurs ?

BIENFAISANTE.

Oui, je leur ai fait dire que nous les verrions après le couronnement...

LUMINEUSE.

Devinez-vous le sujet de leur ambassade ?...

BIENFAISANTE.

Ces mêmes Ambassadeurs étaient ici il y a huit mois ; ils entendirent parler de l’élection qui devait, comme vous savez, se faire il y a six semaines.

LUMINEUSE.

Oui, il est vrai qu’elle a été différée...

BIENFAISANTE.

Et j’imagine que la croyant faite, ils viennent, de la part de leur Maître, pour complimenter la nouvelle Reine...

LUMINEUSE.

Ah çà, ma Sœur, parlez moi vrai, que est au fond du cœur votre pressentiment sur le choix qui doit se faire ce soir ?

BIENFAISANTE.

Je devine le vôtre ; mais laissez-moi vous cacher le mien ; vous êtes plus vive que moi, et...

LUMINEUSE.

De bonne foi, vous croyez que Clarinde sera préférée ?

BIENFAISANTE.

J’ai mis tous mes soins à l’en rendre digne.

LUMINEUSE.

Et moi depuis quinze ans je ne me suis occupée que de l’éducation de Rosalide.

BIENFAISANTE.

Vous lui avez donné beaucoup de talents, vous avez orné et cultivé son esprit, c’est une justice qu’on doit vous rendre...

LUMINEUSE.

Et son cœur, ses principes et ses sentiments ?

BIENFAISANTE.

Je n’en puis juger, je ne les connais pas.

LUMINEUSE.

Pour moi je ne puis juger des talents et de l’esprit de Clarinde, car je ne les connais pas.

BIENFAISANTE.

On peut juger du moins de sa bienfaisance, de sa douceur, de son égalité et de son bon sens. Il me semble que personne ne lui dispute ces qualités. C’est l’estime et l’amour des peuples qui doivent aujourd’hui proclamer une Reine ; ainsi ma Sœur, je puis n’être pas sans espérances...

LUMINEUSE.

Ainsi vous trouvez la supériorité nuisible dans une Princesse faite pour régner.

BIENFAISANTE.

La véritable supériorité est celle qui sait gagner tous les cœurs, je n’admire que celle-là...

LUMINEUSE.

Et la haine et l’envie que produit le mérite, vous n’y croyez pas ?...

BIENFAISANTE.

Une âme sensible, un caractère égal et doux mettent à l’abri de la haine ; et quand on ne fera point un vain étalage des avantages qu’on possède, l’envie même en les découvrant s’éteindra, ou saura se contraindre au silence.

LUMINEUSE.

Enfin, je crois Clarinde parfaite, puisque vous le dites ; mais sa réputation n’est pas aussi brillante qu’elle devrait l’être ; à peine son nom est-il connu, lorsque celui de Rosalide est célèbre jusque dans les États les plus éloignés, de cette Île.

BIENFAISANTE.

Ma Sœur, j’ignore quelle est au-delà de cette Île la réputation de Clarinde, mais je suis sûre qu’elle est chérie de tout ce qui l’approche.

LUMINEUSE.

Et Rosalide est admirée de tout ce qui peut ou la voir ou l’entendre…

BIENFAISANTE.

Mais, qui vient nous interrompre ?...

LUMINEUSE.

Zulmée, que voulez-vous ?...

 

 

Scène VII

 

LUMINEUSE, BIENFAISANTE, ZULMÉE, donnant une lettre à Bienfaisante

 

ZULMÉE.

Madame, on avait porté cette lettre chez vous, et l’on m’a chargée de vous la remettre ; les Ambassadeurs qui viennent d’arriver, espéraient pouvoir vous la présenter eux-mêmes de la part du Roi leur Maître ; mais comme ils savent que vous ne les verrez que ce soir...

BIENFAISANTE.

Il suffit, Zulmée.

Zulmée sort. Elle ouvre la lettre et lit tout bas.

LUMINEUSE.

Pourquoi, ma Sœur, cette lettre n’est elle que pour vous ?... Au moins peut-on savoir ce qu’elle contient ?...

BIENFAISANTE, après avoir lu.

En vérité, rien d’intéressant ; permettez moi de ne vous en point faire part...

LUMINEUSE.

Quoi, vous avez des secrets pour moi ?...

BIENFAISANTE.

Non, ma Sœur ; mais dispensez-moi...

LUMINEUSE.

Cette lettre est du Roi Zolphir ?...

BIENFAISANTE.

Oui...

LUMINEUSE.

Eh bien, pourquoi ce mystère, il est offensant, et je ne conçois pas...

BIENFAISANTE.

Puisque vous le voulez, lisez-la, j’y consens.

Elle lui donne la lettre.

LUMINEUSE lit tout haut.

« Je sais, sage Fée, que la Reine de l’Île Heureuse doit être élue maintenant ; et d’a près tout ce que mes Ambassadeurs m’ont dit de l’incomparable Clarinde, et tout ce que la Renommée publie de sa bienfaisance, de ses rares vertus, et de l’enthousiasme de sa nation pour elle, je ne doute pas qu’elle ne soit aujourd’hui placée sur un trône dont elle est si digne. Recevez donc, grande Fée, l’assurance de la joie sincère que me cause cet événement ; et daignez dire à la nouvelle Reine qu’elle n’aura jamais d’Ami et d’Allié plus fidèle que le Roi ZOLPHIR. » Assurément voilà la lettre la plus extraordinaire et la plus impertinente...

BIENFAISANTE.

Croyez-vous, ma Sœur, que j’en doive être offensée ?

LUMINEUSE.

La plaisanterie est fort déplacée dans moment.

BIENFAISANTE.

Oh, ma Sœur, de grâce, point d’humeur ; nous avons des intérêts différents, mais vous m’aviez promis qu’ils ne nous diviseraient pas.

LUMINEUSE.

Enfin, dans deux heures le sort aura décidé entre Clarinde et Rosalide, j’attends ce moment avec une vive impatience...

BIENFAISANTE.

Et moi avec une grande tranquillité. Voici nos Élèves, laissons-les ensemble et allons donner nos derniers ordres pour le couronnement...

Bienfaisante sort.

LUMINEUSE reste et dit.

Rosalide, dans une demi-heure, trouvez-vous dans la grande galerie, j’ai encore quelques instructions à vous donner.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

ROSALIDE, CLARINDE

 

ROSALIDE.

Des instructions !... Cela est apparemment relatif à la cérémonie de l’élection ; car je ne pense pas que j’aie d’ailleurs beaucoup d’instructions à recevoir...

CLARINDE.

Vous êtes donc bien savante ?...

ROSALIDE.

On se juge mal soi-même ; mais vous venez de m’entendre chanter, jouer des instruments ; vous avez vu mes tableaux, qu’en pensez-vous ?...

CLARINDE.

Tout cela m’a paru charmant, je vous l’ai dit ; mais à mon âge on n’est pas en état de bien juger ; on n’a que des connaissances si imparfaites, si bornées...

ROSALIDE.

À votre âge !... Mais vous ignorez donc que nous sommes de même âge...

CLARINDE.

Non, je le savais...

ROSALIDE.

Eh bien... vous voyez cependant qu’on peut à notre âge savoir quelque chose...

CLARINDE.

Mais oui, c’est ce que je disais...

ROSALIDE.

Mais vous n’admettez pas la supériorité...

CLARINDE.

Oh non...

ROSALIDE, à part.

Je crois en effet qu’elle a raison pour elle.

Haut.

J’ai un mal de tête inouï. Avez-vous de l’humeur quelquefois ?...

CLARINDE.

Qu’est-ce que c’est que de l’humeur ?... du chagrin, de l’inquiétude ?...

ROSALIDE.

Oui, du chagrin, sans sujet...

CLARINDE.

Sans sujet... je ne connais pas cela...

ROSALIDE, haussant les épaules, à part.

Elle ne sait rien. Qu’elle est mal élevée !...

Haut.

La Fée Bienfaisante vous a-t-elle fait apprendre quelques langues étrangères ?...

CLARINDE.

Oui. Oh, elle a donné tous les soins imaginables à mon éducation...

ROSALIDE, à part.

Il y paraît.

Haut.

J’en sais quatre, moi. Et vous ?

CLARINDE.

À peu près de même...

ROSALIDE.

Et parfaitement bien ?...

CLARINDE.

Oh, point du tout ; je ne sais rien parfaitement.

ROSALIDE la considère.

Elle est modeste du moins... Comme elle a l’air doux !

Clarinde sourit.

De quoi riez-vous, Clarinde ?...

CLARINDE.

Je ne sais...

ROSALIDE, la considérant toujours.

Elle a une certaine timidité qui a beau coup de grâce... Clarinde, aurez-vous bien peur ce soir à la cérémonie ?...

CLARINDE.

Bien peur... non...

ROSALIDE.

Savez-vous comment cela se passera ?

CLARINDE.

Oui, à peu près. On nous conduira dans une grande salle, nous ferons chacune un petit discours, et ensuite le conseil des sages et des vieillards prononcera.

ROSALIDE.

C’est cela, à l’exception du petit discours, à car le mien durera trois quarts d’heure...

CLARINDE.

Bon...

ROSALIDE.

Oui, pour le moins...

CLARINDE.

Ah, j’en suis charmée...

ROSALIDE.

Vous êtes fort obligeante...

CLARINDE.

Cela me divertira sûrement beaucoup...

ROSALIDE, à part.

Qu’elle est simple...

Haut.

Cela vous divertira donc ?... Divertir n’est pas, je crois, absolument le mot qui convenait à la chose...

CLARINDE.

Pardonnez-moi, tout autre mot ne rendrait pas mon idée... Je trouve dans vos manières, dans votre air, et dans tout ce que vous dites, je ne sais quoi que je ne peux exprimer, que je n’ai vu qu’à vous, et qui m’amuse singulièrement...

ROSALIDE.

En vérité, voilà un éloge tout nouveau pour moi...

CLARINDE.

Mais est-ce bien un éloge ?... Je n’ai pas cru vous en donner un.

ROSALIDE.

Oui, j’imagine en effet que souvent vos discours ne se rapportent pas exactement à vos intentions, et cela sans artifice et sans fausseté ; car assurément on ne vous en soupçonnera pas, vous avez une mine si douce et si naïve...

CLARINDE.

Et bien moi, par exemple, je ne prendrai pas cela pour un éloge ; ai-je tort ?

ROSALIDE.

Oui, car je pense réellement que la candeur et l’innocence se peignent sur votre visage.

CLARINDE.

Mais si votre intention ne se rapportait pas exactement à vos discours...

ROSALIDE.

Savez-vous que vous avez beaucoup d’esprit naturel ?

CLARINDE.

Qu’est-ce que c’est que celui qui ne l’est pas ?... Vous pourriez me l’apprendre, je crois...

ROSALIDE.

Mais réellement on dirait qu’elle y en tend finesse. Revenons à votre Discours ; est-il bien éloquent ?...

CLARINDE.

Je n’ai point fait de Discours, moi...

ROSALIDE.

Ah, vous parlerez de tête...

CLARINDE.

Précisément.

ROSALIDE.

Et votre Fée vous l’a conseillé...

CLARINDE.

Elle m’en a donné l’ordre le plus positif.

ROSALIDE.

Cela est surprenant. Dites-moi un peu, ma chère Clarinde, quel a été votre genre de vie jusqu’ici ?

CLARINDE.

Je me suis toujours trouvée si heureuse, que je n’envisage qu’avec crainte les changements qui peuvent arriver dans ma destinée... 

ROSALIDE.

Vous n’avez pas d’ambition, je m’en étais doutée ; cependant si vous êtes déclarée Reine ce soir ?...

CLARINDE.

Je ne m’occuperai plus que des moyens de justifier le choix qu’on aura daigné faire.

ROSALIDE.

Voilà une réponse qui me plaît : je suis fâchée, Clarinde, de ne pouvoir que vous amuser ; car vous faites sur moi une impression beaucoup plus solide, et vous m’intéressez véritablement.

CLARINDE.

Je ne me flatte pas qu’il y ait une grande conformité dans nos esprits et dans nos caractères ; mais je sens que nos cours pourraient se convenir...

ROSALIDE.

Je parie que la Fée Bienfaisante vous aura prévenue contre moi...

CLARINDE.

Vous la connaissez mal, elle en est incapable.

ROSALIDE.

Cependant je sais qu’elle désapprouve à beaucoup d’égards l’éducation que Lumineuse m’a donnée.

CLARINDE.

Cela pourrait être ; mais elle ne m’en a jamais parlé...

ROSALIDE.

Cela pourrait être... et si cela était penseriez-vous qu’elle eût raison ?...

CLARINDE.

Bienfaisante ne peut jamais avoir tort. Si vous saviez comme elle est juste, pénétrante, bonne...

ROSALIDE.

Vous l’aimez uniquement ?...

CLARINDE.

Non, mais je l’aime comme je le dois, de préférence à tout...

ROSALIDE.

Et qui donc aimez-vous encore ?

CLARINDE.

La compagne, l’amie que Bienfaisante m’a donnée, Zémire ; qui est pour moi ce que vous est Zulmée.

ROSALIDE, avec embarras.

Zulmée n’est à moi que depuis deux jours.

CLARINDE.

Auriez-vous perdu votre Amie ? et n’ai-je point imprudemment renouvelé votre peine ?...

ROSALIDE.

Non... Clarinde, changeons d’entretien...

CLARINDE.

Rosalide, qu’avez-vous ? je vous ai fâchée sans le vouloir...

ROSALIDE, tristement.

Vous méritez d’être aimée, Clarinde ; je ne suis pas surprise que depuis votre enfance vous ayez une Amie ; mais moi je n’en ai point.

CLARINDE.

Je serai la vôtre, ma chère Rosalide...

ROSALIDE, à part.

Qu’elle est bonne et touchante ! Et je me moquais d’elle !

CLARINDE.

Bannissez donc cette tristesse qui m’afflige...

ROSALIDE.

Chaque mot qu’elle me dit m’attendrit, me pénètre. Clarinde, tel que soit l’événement qui doit fixer notre sort, promettons-nous de ne jamais nous séparer.

CLARINDE.

Ah, j’en fais le serment avec transport.

 

 

Scène IX

 

ROSALIDE, CLARINDE, ZULMÉE

 

ZULMÉE, à Rosalide.

Madame, la Fée vous attend.

ROSALIDE.

Allons il faut nous quitter, ma chère Clarinde.

CLARINDE.

Je vous suivrai du moins jusqu’aux portes de la galerie...

Elles sortent.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LUMINEUSE, ROSALIDE

 

LUMINEUSE.

Jugez de ma surprise à la lecture de cette lettre.

ROSALIDE.

Je vous avoue que je la partage, et que cette grande célébrité de Clarinde m’étonne infiniment ; je rends avec plaisir justice à ses bonnes qualités ; elle est, comme vous le disiez, douce, aimable, intéressante ; mais il me semble qu’elle est dépourvue de tout ce qui peut inspirer l’admiration et l’enthousiasme.

LUMINEUSE.

Elle n’a ni talents, ni supériorité dans aucun genre. Mais aussi je suis persuadée que cette prétendue célébrité n’existe pas ; son affabilité aura gagné le cœur de ces Ambassadeurs, qui, sans doute, en ont fait à leur Maître le portrait le plus exagéré.

ROSALIDE.

En effet, je me rappelle que pendant leur premier voyage, je les ai très peu vus ; ils avaient des manières étrangères et gauches qui me déplaisaient ; et j’ai même pris la liberté de m’en moquer assez ouvertement.

LUMINEUSE.

Ne cherchons pas davantage, voilà le mot de l’énigme, et voilà de quoi rabattre un peu de la vanité de ma Sœur, qui triomphe en secret, malgré toute sa modestie.

ROSALIDE.

Elle triomphe !... Elle a donc trouvé cette lettre toute simple ?

LUMINEUSE.

Elle n’en a pas éprouvé le moindre étonnement, je vous assure.

ROSALIDE.

Ah ! par exemple...

LUMINEUSE.

Enfin le dénouement approche, nous triompherons à notre tour...

ROSALIDE.

Les Ambassadeurs du Roi Zolphir seront pressens à la cérémonie de l’élection.

LUMINEUSE.

Ah, certainement, je leur ai fait dire de s’y trouver.

ROSALIDE.

Je vous avouerai, Madame, que je voudrais pour toute chose au monde, que leur Maître y fût lui-même.

LUMINEUSE.

Mais rien ne m’est plus facile, et vous me donnez-là une excellente idée. Par le pouvoir de mon art, il m’est aisé...

ROSALIDE.

Ah, Madame, que vous êtes bonne !

LUMINEUSE.

Non seulement Zolphir y sera, mais encore tous les Rois et Princes voisins de cette Île ; je veux, ma chère Rosalide, que l’assemblée où vous allez paraître et réunir tous les suffrages, soit la plus auguste et la plus brillante de l’univers. Restez ici, je vais dans mon cabinet travailler au charme qui doit satisfaire vos désirs et les miens, et je reviendrai vous joindre.

Elle sort.

ROSALIDE, seule.

Je ne sais ce que j’ai aujourd’hui, j’éprouve une certaine inquiétude vague que je n’ai jamais ressentie... Depuis que j’ai vu Clarinde, je suis encore plus mécontente de moi-même : je me crois cependant supérieure à elle : quand mon esprit nous compare l’une à l’autre, je le pense en effet... mais quand je cesse de raisonner, et que je n’écoute que mon cœur, tout le mérité dont je m’enorgueillis semble s’évanouir, et je voudrais ressembler à Clarinde... Elle intéresse, elle attire, elle attache, et je sens que déjà je l’aime véritablement.

 

 

Scène II

 

ZULMÉE, ROSALIDE

 

ZULMÉE, accourant.

Ah, Madame, je viens de voir le spectacle le plus noble et le plus imposant qui soit peut-être au monde.

ROSALIDE.

Quoi donc ?

ZULMÉE.

C’est la salle du couronnement. Imaginez-vous des Vieillards, des Princes, des Rois, des sages, tout cela en foule et réunis... cela ne se voit pas communément... aussi réellement je suis saisie d’admiration.

ROSALIDE, à part.

Le moment approche, et, malgré moi, je suis troublée...

ZULMÉE.

C’est un bruit, un vacarme dans les jardins, dans les galeries, qui s’accroît à chaque instant : tenez, entendez-vous les cris ?... Oh, il faut qu’il arrive quelque événement extraordinaire.

ROSALIDE.

J’entends, je crois, répéter le nom de Clarinde... Voyez ce que c’est, Zulmée...

ZULMÉE va voir et revient.

C’est la Princesse Clarinde qui traverse les galeries pour se rendre ici.

ROSALIDE.

Eh pourquoi ces cris qui redoublent ?

ZULMÉE.

Oh, c’est une multitude de pauvres gens qui l’attendaient à son passage ; elle est, dit-on, fort charitable...

On entend crier distinctement : Vive la Princesse Clarinde, vive notre généreuse bienfaitrice !

Quel train, juste Ciel... il faut que tous les malheureux secourus par Clarinde se trouvent-là rassemblés...

ROSALIDE.

Ils font des vœux pour elle, ils ont rai son. Ah ! de tels vœux méritent d’être exaucés...

On crie de plus près et plus fort encore : Vive Clarinde, vive notre chère bienfaitrice !...

Comment a-t-elle eu le bonheur d’être utile à tant de gens ? Moi, je n’ai jamais vu de malheureux dans ce Palais !

ZULMÉE.

Oh, l’on dit qu’elle les allait chercher.

ROSALIDE.

Ah, Lumineuse !... vous auriez pu me conduire vers eux !...

À part.

Je me sens accablée, jamais tant d’amertume ne remplit mon âme !...

ZULMÉE.

Voici les Fées et la Princesse.

 

 

Scène III

 

ROSALIDE, ZULMÉE, BIENFAISANTE, LUMINEUSE, CLARINDE

 

Les deux fées portent une couronne enrichie de diamants.

BIENFAISANTE.

L’instant décisif est enfin arrivé... Voici la couronne que nous devons poser nous-mêmes, avant une heure, sur le front de la Reine de l’Île Heureuse.

Elles la posent sur une table.

Rosalide, si c’est vous que le sort appelle au trône, je jure par l’amitié qui m’unit à ma Sœur, de vous chérir, de vous protéger à jamais, et de n’employer le pouvoir de mon art que pour votre gloire et le bonheur de vos États.

ROSALIDE, à part.

Hélas, tout ce que j’entends aujourd’hui ne doit donc servir qu’à me confondre !...

LUMINEUSE.

Clarinde, je m’engage avec joie, par les mêmes serments ; et vous, ma Sœur, qui connaissez mon âme, vous savez si j’y serai fidèle.

BIENFAISANTE.

Ah ! je suis sans inquiétude... Rosalide et Clarinde, on vous attend, allez...

CLARINDE, à Bienfaisante.

Quoi ! sans vous ?...

BIENFAISANTE.

Oui ; dans la crainte de gêner les suffrages, ma Sœur et moi nous resterons ici : allez, mes enfants.

CLARINDE.

Venez, ma chère Rosalide et n’oubliez pas les promesses que j’ai reçues de vous...

ROSALIDE, en lui donnant le bras.

Ah, sans le sort et les Fées qui me for cent à vous disputer le trône, qu’il me se rait doux de le céder à vos vertus !... 

CLARINDE.

Ah, personne plus que Clarinde ne vous en juge digne !...

BIENFAISANTE.

Allez, mes chers enfants, montrer à l’assemblée qui vous attend, non deux rivales, mais deux amies trop nobles, trop sensibles, pour que l’intérêt ou l’ambition puisse jamais les désunir.

ROSALIDE.

Donnez-moi votre bras, chère Clarinde.

À part en s’en allant.

Je tremble, et puis à peine me soutenir.

Elles sortent, Zulmée les suit.

 

 

Scène IV

 

BIENFAISANTE, LUMINEUSE

 

BIENFAISANTE, après un moment de silence pendant lequel elle a considéré sa Sœur qui rêve profondément.

Eh bien, ma Sœur ?...

LUMINEUSE.

Vous lisez dans mon âme, je n’essaierai point de vous déguiser l’agitation que j’éprouve ; et je vous dirai avec la même sincérité, que je commence à croire qu’en effet vos espérances pour Clarinde ne sont pas sans fondement... Elle est généralement aimée, je viens d’en voir des témoignages certains... Cet amour universel peut-être va la couronner. Si cela est, je conviendrai que vous aurez choisi le moyen le plus sûr pour la placer sur le trône ; mais aura-t-elle les qualités brillantes, qui seules peuvent rendre un règne mémorable et glorieux ?

BIENFAISANTE.

Je n’ai désiré pour Clarinde que le genre de réputation que j’ai jugé le plus solide, celui de la bienfaisance et de la bonté.

LUMINEUSE.

C’en est assez peut-être pour être élue ; mais non pour régner avec éclat. Clarinde bonne, mais simple, sans expérience, sans instruction, sans goût pour les arts, saura-t-elle discerner le mérite, encourager les talents, connaître enfin les hommes, les juger et les conduire avec succès ?

BIENFAISANTE.

Mais, ma Sœur, je ne vous ai jamais dit que Clarinde fût simple et sans instruction.

LUMINEUSE.

Vous avez cultivé son esprit, vous lui avez donné des talents ?...

BIENFAISANTE.

Oui, ma Sœur.

LUMINEUSE.

Clarinde a des talents ?

BIENFAISANTE.

Oui, ma Sœur...

LUMINEUSE.

Mais c’est une plaisanterie...

BIENFAISANTE.

Non, je vous dis l’exacte vérité.

LUMINEUSE.

Mais, que sait-elle donc ?

BIENFAISANTE.

Tout ce que sait Rosalide.

LUMINEUSE.

Mais, ma Sœur, comment se peut-il que jamais on n’en ait parlé ?

BIENFAISANTE.

J’ai voulu qu’elle eût des talents, non pour les afficher, mais pour son amusement et celui de ses amis, elle n’en tire aucune vanité, elle ne cherche point d’admirateurs, et elle n’a point d’envieux.

LUMINEUSE.

Quoi que vous en disiez, je doute de la perfection de ses talents : elle a si peu d’esprit !...

BIENFAISANTE.

Ma Sœur, vous vous trompez encore, Clarinde a beaucoup d’esprit.

LUMINEUSE.

Ah cela, par exemple...

BIENFAISANTE.

Oui, ma Sœur, elle en a infiniment ; je conviens qu’elle ne sait ni se moquer, ni contrefaire, ni disserter ; elle n’a jamais tourné en ridicule la bonhomie et l’ignorance ; elle ne trouve pas que ce soit un crime impardonnable de manquer à ce que nous appelons usage du monde ; elle sait cependant toutes ces petites conventions et les suit ; mais en même temps elles lui semblent si frivoles, qu’il lui paraît tout simple qu’on puisse très communément en oublier quelques-unes. La seule chose qui la frappe en ridicule, c’est le caprice, elle ne le conçoit pas, et s’en amuse naïvement ; car elle à toute l’ingénuité de son âge ; elle réfléchit beaucoup, elle juge sainement. On ne dira peut-être jamais qu’elle est piquante ; mais plus on la connaîtra, et plus on aura de plaisir à l’entendre et d’empressement à la consulter.

LUMINEUSE.

Vous me jetez, je l’avoue, dans un étonnement...

BIENFAISANTE.

J’entends du bruit... On vient, nous allons savoir des nouvelles...

LUMINEUSE.

Ah Ciel... c’est Zulmée ; la joie brille sur son visage... Eh bien, Zulmée...

 

 

Scène V

 

LUMINEUSE, BIENFAISANTE, ZULMÉE

 

LUMINEUSE, à Zulmée.

La Reine est-elle nommée ?

ZULMÉE.

Mon, Madame ; mais si j’osais prédire l’événement...

BIENFAISANTE.

Parlez sans contrainte.

ZULMÉE.

Vous l’ordonnez, Madame ?

BIENFAISANTE.

Oui, parlez...

ZULMÉE, à Lumineuse.

Ah, Madame, comment vous peindre les succès inouïs de la Princesse Rosalide, l’effet prodigieux qu’a produit son discours... avec quelle grâce, quelle noblesse elle l’a débité ! Par son éloquence.et ses charmes elle entraîne tous les suffrages ; dix fois des acclamations redoublées l’ont forcée de s’interrompre : enfin elle a cessé de parler, et les applaudissements qui font retentir la salle, n’avaient pas encore permis à la Princesse Clarinde de prendre la parole, lorsque je suis sortie pour venir vous annoncer cette heureuse nouvelle.

LUMINEUSE.

Je suis fort sensible, ma chère Zulmée, à cette preuve de votre attachement. Allez rejoindre les Princesses, j’espère que bientôt nous allons les revoir.

Zulmée sort.

 

 

Scène VI

 

LUMINEUSE, BIENFAISANTE.

 

BIENFAISANTE.

Ne vous contraignez point, ma Sœur, laissez éclater votre joie...

LUMINEUSE.

Si je pensais qu’elle pût être offensante pour vous, je cesserais de m’y livrer.

BIENFAISANTE.

Non, ma Sœur, l’intérêt personnel ne me rendra jamais injuste.

LUMINEUSE.

En effet, ma Sœur, j’aime Rosalide comme vous aimez Clarinde ; ainsi songez que je ne puis éprouver qu’avec transport l’espérance qui m’est rendue.

BIENFAISANTE.

Ce sentiment est naturel ; d’ailleurs Rosalide, à beaucoup d’égards, mérite votre tendresse ; je ne blâme en elle que ses caprices et sa vanité ; mais elle a de l’esprit et si son cœur est bon, elle pourra facilement se corriger de ses défauts.

LUMINEUSE.

Ah ! son cœur est excellent, n’en doutez pas.

BIENFAISANTE.

Je le crois, et j’ai vu d’elle aujourd’hui plusieurs traits qui me le persuadent.

LUMINEUSE.

Vous me charmez... Ah, ma Sœur, cette inaltérable bonté, cette équité parfaite que vous possédez au suprême degré, attirent et subjuguent toute ma confiance ; eh bien, je crois dans cet instant que c’est Rosalide qui l’emportera sur Clarinde ; mais vous m’avez ouvert les yeux, et je vois que l’éducation que vous avez donnée à votre Élève, la rend en effet plus digne du trône. Trop de vanité m’égara : j’ai voulu que Rosalide fût admirée, je n’ai tourné son amour-propre que sur des objets frivoles ; et sans doute tous ses défauts sont mon ouvrage, je le sens, je l’avoue ; mais cependant dans ce moment même où je me condamne, elle est peut-être couronnée ! Clarinde est adorée par sa bienfaisance, elle a mille vertus ; mais celles de Rosalide, quoique moins solides, sont plus brillantes ; et les Sages mêmes, séduits et subjugués, la placent sur le trône... Ah, ma Sœur, je ne puis m’empêcher de croire que ce qui éblouit les hommes est toujours ce qui les entraîne...

BIENFAISANTE.

Ils n’écoutent donc jamais leurs cœurs ?... Mais quel bruit...

LUMINEUSE.

Ah, la Reine est nommée !... J’entends la voix de Rosalide !

BIENFAISANTE.

Prenons cette couronne, c’est à nous à la donner.

Les portes s’ouvrent, Clarinde et Rosalide paraissent ; Zulmée les suit.

 

 

Scène VII

 

LUMINEUSE, ROSALIDE, CLARINDE, BIENFAISANTE

 

Les Fées s’avancent pour prendre la couronne.

LUMINEUSE.

Rosalide !...

ROSALIDE.

Allez, chère Clarinde, recevoir le prix de vos vertus.

LUMINEUSE.

Qu’entends-je... quoi ! Clarinde ?...

ROSALIDE.

Oui, Madame, elle est Reine, et par le vœu unanime de la nation.

À Bienfaisante.

Ah, Madame, que n’avez-vous pu voir avec quels transports universels elle a été proclamée. Aussitôt qu’elle a pris la parole, l’émotion et l’attendrissement ont passé dans tous les cœurs. Ah, tous les traits de ce discours si noble et si touchant, seront à jamais gravés dans mon souvenir : tous les yeux fixés sur elle, se remplissaient de larmes : elle a fait couler les miennes, j’ai partagé l’enthousiasme qu’elle, inspirait, et j’ai joint avec transport mon suffrage à celui de toute l’assemblée. 

CLARINDE.

Ô ma chère Rosalide, amie la plus sensible et la plus généreuse !...

LUMINEUSE.

Vous l’emportez, ma Sœur, jouissez de votre triomphe ; ne craignez point de m’affliger, j’admire votre ouvrage, et mon  cœur applaudit sans effort au juste succès qui le récompense : venez, aimable et vertueuse Clarinde, venez recevoir la couronne.

CLARINDE.

Ma chère Rosalide... je ne puis l’accepter qu’en la partageant avec vous.

LUMINEUSE.

Ô Ciel !...

ROSALIDE.

Moi !...

CLARINDE.

Oui, telle est mon irrévocable résolution.

ROSALIDE.

Non, non, vous seule en êtes digue.

CLARINDE.

Je vous offre ce que j’aurais accepté de vous : si vous m’aimez autant que je vous aime, Rosalide, vous ne balancerez plus.

BIENFAISANTE.

Régnez l’une et l’autre, remplissez tous les vœux des peuples, qui n’ont pu placer Clarinde sur le trôné sans regretter Rosalide !...

ROSALIDE.

Après le choix qu’ils ont fait, que pourraient-ils désirer encore ?... Ah ! ce jour m’a trop appris à me connaître, pour que je puisse regretter un trône auquel je rougis maintenant d’avoir osé prétendre.

CLARINDE.

Vous n’avez à rougir que d’outrager l’amitié par vos cruels refus.

BIENFAISANTE.

Rosalide, si votre âme est aussi sensible qu’elle est noble et grande, pouvez-vous vous opposer au bonheur de votre amie ?...

ROSALIDE.

Ah, Clarinde !...

CLARINDE.

Le Conseil est encore ‘assemblé pour la cérémonie du couronnement ; venez, ma chère Rosalide, monter avec votre amie sur un trône que vous lui rendrez si cher en daignant le partager.

ROSALIDE.

Vous l’ordonnez, j’y consens...

CLARINDE.

Ah, vous comblez tous mes vœux.

ROSALIDE.

Mais soyez à jamais mon guide et mon modèle ; enseignez-moi vos vertus, rendez-moi, s’il se peut semblable à vous même, ou vous n’aurez rien fait pour moi.

LUMINEUSE.

Jouissez à jamais, mes chers enfants, du bonheur dont vous êtes si dignes, et n’oubliez point que les plus grands talents et les qualités les plus brillantes, ne sont que des dons inutiles ou dangereux, sans la modestie, la bienfaisance et la bonté.

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